Ce module est une ressource pour les enseignants
Thème 3 : Les alternatives d’avant-procès
Le recours excessif à l'emprisonnement et ses conséquences néfastes sur les systèmes de justice pénale, les individus et les sociétés, ont amené certains pays à examiner des stratégies alternatives aux premiers stades du processus de justice pénale.
Cette partie du module évaluera les stratégies de dépénalisation et de déjudiciarisation afin d’éviter l’entrée dans le processus pénal, ainsi que l’importance des solutions alternatives à la détention provisoire.
Dépénalisation
La « légalisation » signifie qu'un comportement précédemment considéré comme illégal devient licite et peut être soumis à une réglementation légale.
La « dépénalisation » signifie que certains comportements ne sont plus considérés comme des infractions mais peuvent encore être soumis à d'autres types de sanctions (par exemple administratives).
S'agissant du problème du recours excessif à l'emprisonnement, il convient de se demander si certains types de comportement doivent être qualifiés d’infractions. La dépénalisation est « le processus qui consiste à modifier la loi de manière qu’une conduite qui a été qualifiée d’infraction cesse d’être incriminée » (ONUDC, 2008a, p.13). Comme indiqué dans le Rapport 2018 du Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à la santé, les cadres juridiques punitifs incriminent certains comportements, identités ou statuts, tels que le travail du sexe, l'orientation sexuelle, l'identité de genre, la consommation de drogues, la séropositivité, l'avortement et le vagabondage, privant souvent de soins médicaux les personnes ayant des problèmes de santé importants et les conduisant en prison (UNHRC, 2018, par.19b). Le rapport indique que :
La prédominance de la détention et de l'emprisonnement en réponse aux problèmes de sécurité publique et de santé publique a conduit à une monopolisation des ressources qui devraient être redistribuées pour soutenir le développement progressif de systèmes de santé robustes, d'écoles sûres et solidaires, de programmes pour soutenir des relations saines, l'accès aux opportunités de développement et à un environnement exempt de violence (UNHRC, 2018, par.19c).
Au cours des dernières décennies, de nombreux pays ont franchi le pas en dépénalisant un certain nombre de comportements. Par exemple, le vagabondage a été dépénalisé dans de nombreux pays afin de réduire considérablement les taux d’emprisonnement. Les Philippines, par exemple, ont adopté une loi dépénalisant le vagabondage en 2012 (voir Republic of the Philippines, 2012). Dans le même esprit, la Finlande a considérablement réduit la population carcérale en dépénalisant l'ivresse publique (voir De Vos et al., 2014). Certains pays, dont la Norvège et le Portugal, ont pris des mesures importantes pour dépénaliser la consommation et la possession de drogue, transférant la responsabilité de la politique en matière de drogue du système de justice au système de santé afin de se concentrer sur le traitement plutôt que sur les sanctions (Flood 2017 ; Ingraham 2015).
Certains États ont dépénalisé l'avortement ces dernières années, de sorte que toutes les sanctions pénales ont été supprimées de la loi et que toutes les femmes ont droit à un avortement sans risque (voir, par exemple, Berer, 2017).
En outre, des organisations internationales telles que l'Organisation mondiale de la santé (OMS), le Programme commun des Nations unies sur le VIH et le sida (ONUSIDA), le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP) et le Réseau mondial de projets sur le travail du sexe (NSWP) ont appelé les États à dépénaliser le travail du sexe dans le cadre d'un effort mondial visant à prévenir et à traiter le VIH et d'autres infections sexuellement transmissibles, et à garantir l'accès des travailleurs du sexe aux services de soins de santé (voir World Health Organization, 2012). Si le travail du sexe reste un sujet de débat dans de nombreux pays, il a été dépénalisé en Nouvelle-Zélande en 2003 dans le cadre de la loi sur la réforme de la prostitution, qui a non seulement supprimé la législation qui incriminait le travail du sexe, mais a également accordé de nouveaux droits aux travailleurs du sexe (Armstrong, 2017).
Stratégies de déjudiciarisation
La déjudiciarisation comprend toute stratégie visant à empêcher le traitement officiel d'un délinquant par le système de justice pénale. À la base des stratégies de déjudiciarisation, il faut comprendre qu'une condamnation pénale « déclenche une cascade de conséquences collatérales » qui empêchent souvent les individus de devenir des membres productifs de la société (Center for Health and Justice, 2013, p. 8). Un casier judiciaire empêche souvent une personne d'accéder à des services d'éducation, de logement ou d'emploi, et un engendre des interventions supplémentaires de la justice pénale. Les chercheurs ont fait valoir que, par rapport à l'emprisonnement, des programmes de déjudiciarisation efficaces axés sur la lutte contre les causes de la criminalité offrent un outil économique et positif qui peut améliorer la sécurité de la communauté et réduire la récidive (Center for Health and Justice, 2013, p. 8).
De nombreux États ont reconnu que les infractions de faible importance ne devraient pas nécessairement déclencher une procédure pénale et que le soutien et l'intervention, plutôt que la sanction, peuvent souvent réduire les conflits avec la loi (pour des informations sur l'Allemagne et les Pays-Bas, voir Vera Institute for Justice, 2013). Les stratégies de déjudiciarisation peuvent inclure toute une gamme d’initiatives, mais la plupart du temps, la personne accusée d’une infraction reçoit un avertissement ou est orientée vers un traitement ou une intervention éducative au lieu d’une procédure pénale. La réussite d'une initiative de déjudiciarisation signifie généralement que tout renvoi devant une juridiction pénale sera abandonné ou du moins que l’intervention des juges et tribunaux sera réduite, tandis que le non-respect de la consigne peut rétablir ou potentiellement aggraver la sanction initiale.
La police et les procureurs jouent un rôle crucial dans l'utilisation des stratégies de déjudiciarisation. Ils agissent souvent comme des « gardiens » du système de justice pénale s’ils choisissent de prononcer une mise en garde ou une amende, ou de renvoyer des individus à une médiation plutôt que de les poursuivre en justice. Le pouvoir discrétionnaire de la police concernant la déjudiciarisation doit être appliqué sur une base légale, transparente et fondée sur des principes. Les agents de police ont besoin d'indications claires sur le moment où ils peuvent émettre des avertissements et ne prendre aucune autre mesure, quand ils peuvent diriger les délinquants vers des médiations ou des programmes de traitement et quand ils doivent saisir les autorités de poursuite (ONUDC, 2008a). Pour plus d'informations sur l'importance de la transparence et de la responsabilité de la police, voir le Module 5 de la série de modules universitaires E4J sur la prévention du crime et la justice pénale.
Les interventions de la justice réparatrice peuvent jouer un rôle crucial dans les décisions de déjudiciarisation avant l'ouverture d'une procédure pénale. L’inclusion de la médiation et d’autres stratégies réparatrices impliquant des réunions avec les délinquants, les victimes et les membres de la communauté afin de résoudre des questions qui seraient autrement traitées par les tribunaux « peuvent déjudiciariser des affaires qui auraient autrement abouti à l’emprisonnement, aussi bien avant le procès qu’après la condamnation » (ONUDC, 2008a, p.15
La pratique de la médiation est aussi rappelée par le Conseil des droits de l’Homme du Royaume du Maroc comme moyen « pour « sortir de l’inflation pénale » et il conseille également « [le] renforcement du contrôle judiciaire comme alternatives à la détention provisoire » (Conseil des droits de l’Homme Royaume du Maroc, 2016).
Suivant une approche de déjudiciarisation, dans sa lutte contre le phénomène des enfants en conflit avec la loi plus communément connu sous l’appellation de « microbes », le Gouvernement de la Côte d’Ivoire a initié des actions en vue de la prise en charge de ces enfants par des Centres de Coordination, de Suivi et de Réinsertion dans le cadre d’un programme de resocialisation (Commission Nationale des Droits de l’homme de Côte d’Ivoire, 2017).
Alternatives à la détention provisoire
Le World Prison Brief a rapporté en 2017 que « plus de deux millions et demi de personnes sont détenues dans des établissements pénitentiaires à travers le monde en détention provisoire ou en attente de jugement » (Walmsley, 2017, p. 2) et que ce nombre a augmenté de 15% depuis 2000 environ, bien qu'il existe des différences considérables entre les régions et les pays.
Les experts pénaux, les défenseurs des droits de l'homme et les normes internationales ont clairement indiqué que les solutions autres que la détention au début de la procédure pénale devraient être envisagées en priorité. En effet, il existe un large consensus international favorable à une réduction du recours à la détention provisoire et, dans la mesure du possible, à l'utilisation de mesures de substitution. Le Commentaire des Règles de Tokyo souligne que le recours à la détention préventive « doit être utilisé avec parcimonie chaque fois que cela est possible » (1993, p. 8). La Règle 6.2 des Règles de Tokyo prévoit que « les mesures de substitution à la détention provisoire sont utilisées dès que possible ». Au niveau régional, le Conseil de l'Europe (1999, paragraphe 12) prévoit qu’il « convient de faire un usage aussi large que possible des alternatives à la détention provisoire, telles que l’obligation, pour le suspect, de résider à une adresse spécifiée, l’interdiction de quitter ou de gagner un lieu déterminé sans autorisation, la mise en liberté sous caution, ou le contrôle et le soutien d’un organisme spécifié par l’autorité judiciaire ». Le Principe III des Principes et meilleures pratiques en matière de protection des personnes privées de liberté dans les Amériques, approuvés par la Commission interaméricaine des droits de l'homme en 2008, insiste sur le « recours exceptionnel à la privation de liberté à titre préventif » et sur l'importance de « mesures de substitution ou alternatives à la privation de liberté » (OAS, 2008, p.157). Dans un rapport publié en 2017, toutefois, la Commission interaméricaine des droits de l'homme (2017a, p. 11) a souligné que « l'application arbitraire et illégale de la détention provisoire » constituait un « problème chronique dans la région ». Les Etats sont invités à adopter « des mesures spécifiques visant à réduire le recours à la détention avant jugement conformément aux normes internationales applicables » (Commission interaméricaine des droits de l’homme, 2017a, p. 12).
L'objection primordiale à la détention provisoire repose sur un consensus selon lequel la présomption d'innocence devrait conduire à une présomption en faveur de la liberté et que la détention provisoire devrait être l'exception et non la norme. Pourtant, comme l'a souligné en 2018 Penal Reform International : « La détention préventive est l'une des principales causes de la sur-incarcération et de la surpopulation carcérale et constitue toujours un énorme défi pour les systèmes pénitentiaires. Environ 30% de la population carcérale n'a pas été condamnée » (Penal Reform International, 2018, p. 11).
L'article 10 (2) (a) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques reconnaît clairement le statut spécial des personnes en détention provisoire. Il dispose que : « Les prévenus sont, sauf dans des circonstances exceptionnelles, séparés des condamnés et sont soumis à un régime distinct, approprié à leur condition de personnes non condamnées." Toutefois, bien que présumés juridiquement innocents, les détenus provisoires le sont souvent dans des conditions pires que celles des prisonniers condamnés, et parfois pendant des années. Le Sous-comité des Nations Unies pour la prévention de la torture (2011, paragraphe 158) a déclaré que : « Les longues périodes de détention préventive contribuent à la surpopulation carcérale, aggravant les problèmes existants en matière de conditions de détention et de relations entre les détenus et le personnel ». En outre, les personnes en détention préventive, souvent déjà socialement et économiquement désavantagées, perdent l'accès à la famille, aux communautés, à l'éducation, à l'emploi et au traitement de la toxicomanie à la suite de leur incarcération.
En Afrique de l’Ouest, le Code de procédure pénale ivoirien prévoit en son article 809 une disposition spécifique aux mineurs : « Le mineur âgé de plus de treize ans ne peut être placé provisoirement dans une maison d'arrêt par le juge des enfants, que si cette mesure paraît indispensable ou s'il est impossible de prendre toutes autres dispositions. Dans ce cas, la décision du juge des enfants est prise par ordonnance motivée. Elle ne peut intervenir qu'après rapport du service éducatif près le tribunal chargé de proposer des mesures alternatives à l'incarcération » (République de Côte d’Ivoire, 2019).
Les justifications de l'imposition de la détention provisoire ou des alternatives à celle-ci sont différentes des justifications de la peine décrites dans le Thème 2. Pour que la détention provisoire soit utilisée en dernier recours, il faut respecter des règles claires sur les raisons permettant d’ordonner la détention des personnes présumées innocentes. La Règle 6.1 des Règles de Tokyo (1990) prévoit que les juges doivent tenir compte de « l’enquête sur le délit présumé et de la protection de la société et de la victime » mais le simple fait d'être soupçonné d'avoir commis une infraction ne suffit pas. Les instruments régionaux pertinents et la jurisprudence en matière de droits de l'homme indiquent que pour justifier la détention d'un individu en attente de procès, il doit exister :
- un « doute raisonnable que la personne a commis une infraction punissable d’emprisonnement, et
- un véritable intérêt public qui, malgré la présomption d'innocence, l'emporte sur le droit à la liberté individuelle, et
- des raisons substantielles de croire que, s’il elle était libérée, la personne pourrait :
- s’enfuir,
- commettre une infraction grave,
- entraver l'enquête ou le cours de la justice, ou
- constituer une menace sérieuse pour l'ordre public, et
- qu’il n'y a aucune possibilité que des mesures alternatives permettent de répondre à ces préoccupations. » (Amnesty International, 2014, p. 60).
Réduire et éviter la détention provisoire nécessite également de mettre en œuvre des mesures ou de proposer des options permettant à la personne mise en cause de rester dans la société. Les Règles de Tokyo et les Règles des Nations Unies pour le traitement des détenues et l’imposition de mesures non privatives de liberté aux délinquantes (Règles de Bangkok, Nations Unies, 2010) encouragent les systèmes de justice pénale à mettre en place un large éventail de mesures et de conditions non privatives de liberté pour éviter le recours inutile à la détention provisoire.
Les conditions doivent inclure un ou plusieurs des éléments suivants :
- Se présenter devant le tribunal un jour spécifié ou comme le lui ordonne le tribunal à l’avenir ;
- S’abstenir :
- de perturber le cours de la justice,
- d’adopter une conduite particulière,
- de quitter des endroits particuliers ou de s’y rendre, ou d’approcher ou de rencontrer des personnes spécifiées ;
- rester à une adresse spécifiée ;
- se présenter chaque jour ou à certains intervalles à un tribunal, à la police ou à une autre autorité;
- remettre leur passeport ou une autre pièce d’identité ;
- accepter la supervision d’un organisme désigné par le tribunal ;
- se soumettre à une surveillance électronique ; ou
- verser une caution ou gager d’autres biens en garantie de la comparution devant le tribunal ou de la conduite pendant le procès » (UNODC, 2006, p. 8, italiques dans l'original).
L'un des principaux défis à relever pour faciliter ces mesures consiste à garantir la mise en place d'un système pleinement fonctionnel et suffisamment financé pour gérer, mettre en œuvre et contrôler les mesures de substitution à la détention provisoire. Des mécanismes devraient être mis en place pour assurer le respect des conditions fixées et pour aider à rassurer et à protéger les victimes d'infractions. La mise en œuvre effective des alternatives à la détention provisoire nécessite la mise en place d'une série de mesures financières, logistiques et technologiques. Par exemple, la supervision directe nécessite une entité capable d'effectuer un tel contrôle, tandis que la surveillance électronique nécessite un investissement considérable en matière de technologie et d'infrastructure pour la prendre en charge (ONUDC, 2008b).
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